Une situation nouvelle : le micro-lycée « LNC » de Cergy
— Par Jean Charles Royer, professeur de philosophie au LNC de Cergy et membre du GFEN
Une préoccupation obsédante au LNC : l’absentéisme
Le LNC (Lycée de la Nouvelle Chance) est une structure de « raccrochage » installée au sein même d’un lycée classique (le lycée A. Kastler de Cergy). Impulsée par un proviseur (J. Cantaut), coordonnée par trois enseignants, cette micro-structure composée de 24 enseignants, d’une infirmière, d’un psychanalyste, du CIO, propose à des jeunes « décrocheurs » (16-24 ans) de renouer avec les études dans des conditions très spécifiques : 3 classes de 15 élèves maximum, chaque élève étant individuellement « tutoré » par un adulte, et ce dans le but de poursuivre des études supérieures.
Au delà des chiffres officiels, la réalité concrète de ces classes, compte tenu d’un absentéisme massif inhérent au phénomène du « décrochage », est la suivante : des classes de 8 élèves en moyenne. Le combat premier de l’équipe enseignante est donc l’absentéisme. Aucune punition, menace d’exclusion, appel des parents, etc. n’a ici de sens : en effet, l’expérience montre que revenir à des telles méthodes avec ces élèves ne fait généralement qu’augmenter le taux d’absence ! Si sanction il doit bien y avoir (c’est-à-dire qu’un évènement spécifique marque le manquement), la punition comme telle a disparu de nos pratiques. On mesure ainsi l’écart qui sépare une telle structure des classes habituelles composées de 30-35 élèves, régulièrement surveillés, comptés, sanctionnés et souvent punis, sans autre soutien “psychopédagogique” que celui qu’ils peuvent parfois -rarement- trouver dans leurs milieux familiaux.
Le double objectif du LNC : articuler socialisation et scolarisation
Le raccrochage scolaire a également ceci de particulier par rapport au lycée classique qu’il ne vise pas uniquement la (re)scolarisation, mais aussi la re-socialisation de ces jeunes pour la plupart très heurtés par l’existence, cumulant de nombreuses difficultés, à la fois économiques, sociales, familiales et psychologiques. Cette articulation est au coeur des interrogations de l’équipe : faut-il privilègier la réussite éducative (intégration dans la classe, dans le groupe LNC, dans la relation aux adultes, etc.) pour rendre possible la réussite scolaire, ou au contraire faut-il penser la réussite scolaire comme condition d’un progrès dans l’estime de soi, et par conséquent d’un progrès dans l’aisance relationnelle ?
Manifestement, l’ordre des priorités se cherche encore, et ne fait pas consensus, tant les acteurs sont pris dans des injonctions différentes : d’un côté un rectorat qui veut bien donner des moyens à ces structures exceptionnelles à condition que les résultats du bac soient au rendez-vous, de l’autre l’équipe de soin qui rappelle que ces jeunes ont surtout besoin de temps pour se reconstruire, et, au milieu de ces pôles, des enseignants qui font évoluer leur propre métier, s’interrogeant sur la place à accorder aux disciplines, aux programmes à finir, aux évaluations, mais aussi s’ouvrant à la construction de la personnalité, à la gestion de la vie scolaire (le CPE étant en effet remplacé par l’équipe, il faut apprendre à percevoir le jeune autrement que comme un simple “apprenant”), aux relations avec les parents, etc. Le LNC : un métier nouveau qui se cherche : enseignant-éducateur ? Educateur-enseignant ?
Les 3 nouveautés spécifiques du LNC :
Le tutorat, entre quête de sens et techniques scolaires.
Au LNC tous les élèves, sans exception, sont accompagnés par un adulte qui sert de « tuteur ». Comment amener le jeune à rester sur les rails de son engagement premier : raccrocher ? Car évidemment si le geste d’inscription au LNC est bien un acte de rupture et d’ élan, il ne garantit pas la poursuite de la motivation, tant se sont sédimentés des souvenir d’échec, des angoisses, des intériorisations négatives. Le tuteur permet de témoigner du chemin, d’interroger le rapport motivation/mobilisation des ressources, de questionner le sens du projet. La pratique du tutorat est très différente d’un adulte à l’autre, certains sont interventionnistes, d’autres très peu selon la façon dont est perçue la personne (comme un élève, un jeune adulte, ou comme un enfant immature…), et selon la façon dont se perçoit le tuteur lui-même… A l’extrême : certains s’aventurent -ou sont entraînés- sur le terrain psychologique, tandis que d’autres restent campés sur l’énoncé des seules techniques scolaires. Se retrouvent dans cette diversité toutes les tensions évoquées plus haut entre socialisation et scolarisation : comment cette nouvelle structure institue-t-elle ses membres, aussi bien enseignants qu’élèves ? Comme des personnes concrètes, fortes (ou affaiblies) de leurs expériences diverses qu’il s’agira de produire publiquement afin d’étayer l’appropriation des savoirs, ou comme de simples élèves, de purs “apprenants”, à qui l’on doit le droit au secret, à l’invisibilité ? Le travail en équipe : quelle culture pédagogique commune ? Deux types de réunions permettent aux collègues d’échanger : les réunions à la fois administratives et de suivi d’élèves et les réunions proprement pédagogiques. Les premières font le point sur les réformes de la structure, et sont l’occasion de revenir sur les cas singuliers qui posent des problèmes ; c’est le moment de l’intervention du psy de l’équipe, dont les outils et leurs déclinaisons pédagogiques sont très appréciés, même s’ils engagent parfois les professionnels à réinterroger leurs regards sur les jeunes et par conséquent leurs pratiques. Les réunions pédagogiques sont plus sensibles, et plus conflictuelles, dans la mesure où aucun consensus ne s’impose sur les priorités, ni même sur le sens du mot “pédagogique” ; certains orientent ce vocable vers le travail de la socialisation, d’autres vers les sorties qui visent à la fois l’intégration et l’enrichissement culturel, d’autres enfin interrogent l’ordinaire de la classe. L’expérience semble montrer qu’il y a obscurité profonde sur ce qu’il convient de penser quant à l’échec scolaire, au décrochage, la violence à l’école, ou les causes des inégalités de réussite, etc. Les “ateliers philo-culture” en première : donner la parole pour trouver sa place. Si cette présentation est commune à tous les “micro-lycées”, le LNC se distingue spécifiquement par ses “ateliers philo-culture” du mercredi après-midi. Sur une idée originale du chef d’établissement, les collègues de philosophie ont pris à bras-le-corps ces moments étonnants : des “ateliers” -le mot signifie mise en activité réflexive et productive et non pas uniquement écoute de cours magistraux-, de “philo-culture”, soit des lieux où sont évoqués des thèmes et des questions vives, qui touchent chacune et chacune, qui soulèvent potentiellement l’engagement. L’idée est que ces jeunes étant riches d’expériences fortes, souvent douloureuses, il est pertinent de s’y appuyer pour les travailler, au contact d’oeuvres à la portée universelle, afin d’ouvrir un espace à l’élaboration psychique.
Ces ateliers, destinés aux premières, ont été découpés comme suit : deux sont consacrés explicitement à la philosophie, l’autre au théâtre, dans le cadre de l’option du bac. Les premiers sont des espaces de parole, d’écriture, de débats, tandis que dans la formation théâtre les jeunes s’initient à la pratique de comédien, à la mise en scène, ainsi qu’à la culture théâtrale en général, avec un professionnel. L’innovation majeure de ces trois ateliers est d’avoir sciemment “cassé” les filières, et mélangé ainsi les P.ES, les P.L et les P.STMG ; l’objectif étant tout à la fois d’éviter les stigmatisations coutumières et surtout de créer des liens transversaux afin de poser une culture et une appartenance “LNC” plus large que celles qu’auraient pu donner une stricte répartition par classes. Quelques exemples concrets d’ateliers-philo que j’ai pu animer ; un atelier consacré à la notion de “responsabilité”, à la fois pénale (étude de l’article 122.1) et morale (anticipation et assomption), à l’occasion d’un problème de vandalisme et de drogue survenu quelques temps auparavant ; plutot qu’un sermon trop personnalisé ou une exclusion sèche, il m’est apparu plus judicieux de traiter ces questions de façon réflexive, par la théorie, chacun sentant bien ce qui se jouait derrière la théorie en question. Autre exemple : une situation de “coopération” philosophique autour de la question de la “décision” (réflexions sur l’imagination et la puissance d’agir) en prenant pour objet “proche-lointain” la question du “raccrochage”. La philosophie, en distanciant ces objets douloureux, angoissants, permet aux jeunes de parler d’eux sans le faire explicitement, chacun s’appropriera secrètement les échanges proférés à cette occasion.
L’Education Nouvelle face au raccrochage scolaire : quels apports, quelles limites, quelles questions ?
Présentation de pratiques d’éducation nouvelle :
Je voudrais présenter ici un très modeste témoignage de ce qui pu me déstabiliser, ou au contraire me rasséréner, dans cette expérience du LNC. Voilà plus de 10 ans que je tente de mener dans les classes habituelles des expérimentations « d’éducation nouvelle » en philosophie, soit pour le dire vite : des « démarches » d’auto-socio-construction des savoirs, ou encore : des espaces pédagogiques dans lesquels les élèves eux-mêmes, via la fréquentation des œuvres philosophiques ou autres documents, cadrés par des consignes et de rythmes de travail, et insérés dans des configurations sociales diverses allant de la coopération jusqu’à la polémique, doivent produire les concepts, les théories, les problèmes philosophiques que pose le réel, ou que le réel leur (nous) pose.
Il s’agit donc toujours de privilégier ce qui, dans les programmes, et parfois au bord des programmes, fait durablement sens, quelque chose qui soit donc contemporain sans être pour autant « actuel », et qui engage fortement la perception et l’action. Au rebours du cours magistral, énoncé, expliqué, suivi d’exercices appliqués, qui court toujours le risque de ne produire qu’une forme de passivité pour la majorité des jeunes, qui n’en perçoivent que rarement la nécessité -y en a t-il toujours une ?- et encore moins les secrets de fabrication -n’y a-t-il pas un bénéfice à les cacher ?- l’éducation nouvelle vise à mettre les corps en situation de forte réflexivité, en les confrontant à des défis cognitifs, à des impasses ou insuffisances intellectuelles, afin qu’ils se mettent en marche (d’où le terme de « démarche ») vers une résolution, fût-elle temporaire. Cette culture de l’esprit de recherche vise à accéder à une phase d’élaboration psychique, à un moment « métamorphique » qui fait grandir, en cultivant intimement les œuvres humaines d’autres hommes, moment de croissance qui, dès lors, est aussi un moment d’inscription dans une histoire qui me précédait et dont j’assume une continuité.
Combattre l’absence ? Implication et présence psychique.
Le décrochage, conséquence d’un absentéisme répété, ne m’a pas d’emblée surpris ; que des jeunes quittent l’école, quoi de plus prévisible quand celle-ci se rétrécit à n’être plus qu’un espace de distribution de diplômes à vocation d’employabilité, un espace d’évaluation du comportement et des compétences, sanctionné par une publication de pourcentages comparés, bref un lieu de stress généralisé (des élèves comme des agents). S’il faut « marcher ou crever », certains vont bien crever, faute de n’avoir par trouvé des raisons suffisantes de marcher. Si ces raisons de tenir ont un rapport au sens du savoir, au fait qu’outre les angoisses professionnelles il y a intérêt à savoir, intérêt lié à la construction de sa personnalité et à son insertion dans l’histoire, alors le LNC devait à mes yeux miser sur cette approche, et s’orienter résolument vers la mise en présence psychique des jeunes. Car qu’importe qu’ils soient physiquement présents s’ils sont psychiquement absents ? La présence, c’est-à-dire outre l’écoute attentive, le sentiment d’être concerné, impliqué, passe par la proposition d’activité, activité exigeante du point de vue théorique (rien n’est pire que l’activisme démagogique de la tache segmentée pour « occuper » le jeune, et le féliciter à bon compte), activité signifiante pour s’aménager une place dans le monde.
Plus inattendues seraient les questions suivantes : comment se déprendre en tant qu’enseignant de l’habitude d’avoir un public captif, ce qui, hélas, peut parfois nous dispenser de produire des cours captivants ? Ce qui revient à cultiver en permanence le défi suivant : comment faire tenir la présence psychique sans avoir recours aux armes habituelles de contention (mot aux parents, menace sur l’avenir) ? A ce sujet, le LNC m’a rappelé une évidence : les cours ne sont pas tous d’égale portée quant aux conséquences psychiques qu’ils apportent ; il y a des moments forts, sensibles, qui ouvrent de larges portes mentales, et d’autres plus faibles, décevants. Il est impossible de produire une recette quelconque de ces moments, mais il m’a semblé que l’art d’articuler des épisodes lourds de la vie des jeunes et le corpus scolaire, en tissant des liens entre ces deux pôles, produisait un effet certain d’entraînement. Cet art suppose toutefois une forte disposition à l’improvisation, pour lequel nous ne sommes que peu formés, et qui ne peut se stabiliser qu’avec l’expérience (anticiper et relier), avec une habitude cultivée de faire face à des situations nouvelles (d’où l’importance d’une culture de l’innovation), ainsi qu’à une relative souplesse à l’égard des strictes obligations officielles.
Socialiser et scolariser dans un seul et même mouvement
S’il y a bien un domaine dans lequel le GFEN peut apporter une pierre, c’est bien celui-ci : montrer qu’un espace de cours peut coproduire savoir, personnalité, et place sociale (c’est toute la formule de l’auto-socio-construction des savoirs). En mettant en place des situations-problèmes à résoudre tout à la fois solitairement et collectivement, les jeunes sont amenés à proposer des hypothèses en s’exposant devant les autres ; il s’agit ici de sortir de l’imposition (y compris celle du maître, souvent vécue comme arbitraire) en se soumettant à la critique argumentée ; en un mot, faire preuve de pertinence et rigueur logique afin de recueillir l’accord intersubjectif par lequel est sanctionné un savoir.
On trouve dans ces façons de procéder toute la richesse du mot « discipline » : dès lors que le collectif se pense comme sujet du savoir à construire, chacun a à cœur de contribuer et fait effort sur lui-même en ce sens ; c’est alors que prend corps une discipline savante, comme corpus de propositions contraignantes (jusqu’à preuve du contraire). Etre discipliné n’est donc pas une condition préalable à la posture scolaire, mais un moment constitutif du devenir-disciplinaire du savoir. Seule une pédagogie de la contribution, plus que jamais attendue dans la mesure où le professeur n’est plus le détenteur unique des sources, peut produire la discipline comportementale inhérente au « métier d’élève ».
Idyllique ? Je ne le pense pas : si les situations-problèmes sont bien réglées, si l’enseignant sait ne pas intervenir à bon escient (ne pas « expliquer », ou donner les réponses avant la recherche par exemple), s’il sait surtout poser un cadre bienveillant (exigence théorique, encouragement, statut porteur de l’erreur -de la pseudo « erreur »- éthique de la discussion, etc.), les paroles et les écritures se mettent en mouvement et produisent à l’occasion de très fortes avancées, à la fois en termes d’estime de soi et de place dans le groupe, de coopération et d’intérêt porté aux dynamiques d’apprentissage.Certes, l’enseignant n’abdique rien de son avance théorique dans la mesure où il reste bien en fin de compte l’autorité de validation, non omnisciente toutefois, autorité tirée non de sa posture institutionnelle, mais de sa capacité effective de stimuler et de convaincre.
Les bousculades : le prof mis à nu.
J’ai déjà fait part du malaise qu’il y a à se trouver face à un public non captif, qui, s’il a pu manifester le désir de « raccrocher », n’est pourtant pas devenu ipso facto l’élève modèle : présent, studieux, déférent. En effet, d’une part ce désir reste toujours fragile (nous « perdons » tous les ans quelques élèves, qui retournent « dans la nature »), et d’autre part nous apprenons à faire la différence entre ce que le jeune dit explicitement désirer (le bac, le diplôme), et ce qu’il attend, souvent inconsciemment : renouer avec l’estime de soi, tisser des liens, certes « réussir », mais sans trop savoir comment. Il faut donc écouter la demande mais sans s’y tenir trop rigoureusement, car si le raccrocheur donne à voir le fantasme de reprendre le fil là où il s’est brisé, il dit aussi ne plus supporter le système classique. Ce qui s’est perdu dans l’aventure du décrochage, c’est l’ensemble des postures scolaires « évidentes », basiques (ponctualité, régularité, affaires disponibles, travail à la maison, silence en cours, prise de note, acceptation de la dissymétrie à l’égard de l’enseignant, etc.), qui désarme le professionnel : comment travailler dans ces conditions ? Sur quoi faire fond ? Ces élèves sont-ils une exception, ou préfigurent-ils les élèves de demain ? Contribuons-nous à inventer la scolarité de l’avenir, ou bien travaillons-nous dans des marges qui ne deviendront jamais des pages ?
Chronophagie ou aérogènie ?
Je ne veux pas ici prendre un ton dogmatique, dans la mesure où l’invention est en cours, et où chacun est entré dans un travail de renouvellement à son rythme, et à son sens ; le nécessaire bilan du nouveau métier viendra plus tard. Ce que je peux dire, c’est que si l’introduction dans ces structures d’un style « GFEN » m’a semblé particulièrement adapté à ces jeunes, cela ne va pas sans revers et questionnements, dont le principal est celui du temps. Se fixer comme objectif l’introduction de méthodes actives et « constructivistes », aussi bien en ateliers qu’en cours classiques, prend du temps, beaucoup de temps, et oblige à se positionner sur la question du « programme à finir ». J’aurais sur ce point deux réponses : d’abord la philosophie jouit d’un statut spécifique, au sens ou les candidats peuvent choisir un sujet parmi trois proposés, ce qui soulage grandement l’enseignant qui prend l’option de « faire des impasses » au nom du temps consacré à la contribution ; la deuxième est que j’ai pu constaté que l’approfondissement d’une question, dans l’optique de cultiver à son propos un esprit général de recherche, permettait de forger des outils ou des habiletés transférables, et par voie de conséquence d’aller plus vite sur d’autres points. Ceci rejoint la remarques précédente sur les moments forts/faibles de certaines séquences. Bref, ce qui peut sembler chronophage peut aussi donner de l’air, une bouffée d’oxygène pour plonger ensuite sans angoisse démesurée dans l’inconnu. Cet équilibre du temps reste toutefois toujours délicat à trouver.
Excellence, faut-il abandonner l’élitisme ?
D’emblée le LNC met à mal l’élitisme républicain et sa nouvelle version libérale : « l’égalité des chances » ; non seulement est redonnée encore et toujours une « chance » de repartir à ceux qui en ont manqué, mais aucune logique concurrentielle ne peut trouver à se loger dans ce genre de projets sans en détruire l’esprit profond. Il n’est plus question dans ces structures de hiérarchie de résultats, de pourcentage de mentions, de zéros en tout genre, de « coups de pieds au cul qui se perdent », de carottes et de bâtons infantilisants. L’esprit nouveau est le suivant : il n’y a que des parcours singuliers, tous plus ou moins violents et douloureux. Les logiques de comparaison n’ont dès lors plus aucun sens si la règle est le « cas par cas » ; l’équipe enseignante, et surtout les jeunes eux-mêmes, développent une culture nouvelle de l’évaluation : travail de la motivation/mobilisation individualisé, parcours de progrès, refus profond de toute idée « d’abandonner » qui que ce soit. Les jeunes, pour la plupart, ont très bien saisi ce nouvel esprit, et disent clairement que ce qui fait la différence au LNC, c’est bien le regard porté sur l’élève, la bienveillance exigeante, l’accompagnement. Eux-mêmes, conscients de partager, sinon une même histoire, mais des difficultés analogues, tissent entre eux une forte solidarité (appels téléphoniques de soutien, échanges de cours, refus de toute humiliation).
Pour conclure :
Pour ma modeste part, je dirais pour conclure que ces lieux se prêtent bien à l’éducation nouvelle, telle en tout cas que je l’ai évoquée pour l’enseignement de philosophie : mise en activité théorique, collective et singulière, autour de problèmes vifs et engageants. L’âge des jeunes, leurs parcours, le souci de faire sens, sont propices aux scénarios pédagogiques qui mettent de côté la stricte magistralité pour ouvrir l’espace risqué de la parole publique, de la voix. De ce point de vue, le LNC ne m’a pas radicalement bousculé mais plutôt incité à approfondir encore certaines innovations. Affirmation qui peut se renverser : je n’ai pas senti de différence de fond entre le LNC et le lycée classique sur ces questions : j’y fais la même chose, avec le même esprit ; seuls changent l’organisation des dispositifs, en fonction du nombre d’élèves présents (32 élèves d’un côté, 4 ou 6 de l’autre !) et du temps disponible.
La nouveauté viendrait plutôt d’une accélération forte concernant les regards portés entre prof et élèves ; regards nouveaux pour les uns et les autres ; la préoccupation s’appesantit davantage sur les questions de motivation (sens du projet, désir continué), de mobilisation (comment faire concourir les dispositions intellectuelles ?), de considération ( prise en compte de l’inconscient, pour aller au delà des jugements, des comparaisons, des punitions). De plus, nous, enseignants, avons appris à reconnaître l’importance des réseaux de co-éducation (parents bien sûr, mais aussi équipe de soins, milieux associatifs, etc.) après avoir été tentés de les négliger. Il nous a donc fallu sortir un peu de l’angle stricto disciplinaire, et faire avec des élèves qui n’ont pas intériorisé les postures de la scolarité, ce qui bouscule assez rudement nos habitudes. Le LNC accentue fortement le devenir-éducateur du métier d’enseignant, et de ce point de vue, je réaffirme la force de la philosophie du GFEN dans ce lieu : la construction des savoirs est aussi une construction de la personnalité singulière et sociale. Une formule désormais répandue a pu résumer l’ensemble de ces déplacements : considérer l’élève comme une personne, concrète, forte de tout son parcours et de ses ambivalences. A quoi il faudrait ajouter tout de même : l’enseignant en mouvement est aussi une personne concrète, qui est mise là à rude école…
Par contre, s’il faut parler d’un mouvement notable et problématique, je dirais qu’il s’agit de l’importance accordée à l’examen, et du temps qu’il faut y consacrer. Certes, la demande est là, et les études supérieures sont envisagées. Pourtant chacun sent bien que le rappel systématique du bac crée un stress délétère, et qu’au delà du discours explicite, il y a une attente très forte de sens, d’intégration, de personnalisation, au double sens psychologique et juridique. La négociation entre toutes ces exigences est un exercice délicat et inévitable. Le LNC repose avec force une question trop souvent mise sous le boisseau, et pourtant essentielle : que signifie donc éduquer aujourd’hui ? Espérons et luttons pour que ces expérimentations ouvrent des questions et des débats publics sur ce sujet.