Paru dans Toutéduc, le lundi 13 mars 2017.
Éducation & Devenir, le CRAP-Cahiers pédagogiques et la FESPI (la fédération des établissements innovants), trois associations se réclamant de l’Éducation nouvelle, ont décidé d’unir leurs forces pour la première fois dans un colloque commun, autour du thème : « Ce que l’école a réussi, ce qui l’interpelle encore aujourd’hui ». Pendant trois jours à Paris, avec 15 conférences et 21 ateliers, le thème a été travaillé à partir de 3 défis : le défi des apprentissages, le défi du collectif et celui de la diversité (le programme ici). ToutEduc a interrogé les trois responsables associatifs et présente les « invitations » de la conférence de clôture de Philippe Meirieu.
ToutEduc : Quel bilan faites-vous d’un colloque à 3 associations ?
Bastien Sueur (délégué général de la FESPI) : Ca a renforcé vraiment nos liens. Nous nous sommes rendu compte qu’on avait des principes, des valeurs et des objectifs qui convergeaient. Ça nous a renforcés dans l’idée qu’il faut s’unir davantage pour porter une voix plus forte, pour avoir plus d’impact et passer d’un mode défensif à un mode plus offensif dans la période compliquée, incertaine, qui s’annonce. Je crois vraiment que nous devons davantage lutter ensemble pour porter nos valeurs.
Roseline Ndiaye (présidente du CRAP – Cahiers pédagogiques) : Ca nous a permis, au travers de ce « commun », de voir la diversité qu’on porte chacun. Ca se tisse très bien, ça fait un réseau et on arrive sur « un commun de pensée et de pratiques ».
Françoise Sturbaut (présidente d’Éducation & Devenir) : La diversité, c’est toujours un enrichissement, ça nous permet de voir autrement, de voir un peu plus loin et un peu plus près, et de ne pas rester dans un entre soi dans lequel, y compris dans les associations, on peut parfois se cantonner. Il y avait une vraie diversité des fonctions au sein de l’éducation, en particulier de l’éducation nationale, du service public et c’est quelque chose que nous revendiquons haut et fort, et on a pu confronter nos modalités, parce que nos finalités, nos valeurs, sont bien les mêmes.
ToutEduc : Mêmes finalités, mêmes modalités ?
Bastien Sueur : Il y a une chose qui me semble fondamentale et qui interpelle vraiment l’école aujourd’hui, c’est la question des inégalités sociales et scolaires, et la question de la mixité, qui ne sont pas quelque chose que l’on peut traiter d’une façon descendante, qui doit être au cœur de la pratique dans nos classes.
Françoise Sturbaut : On se retrouve à la fois sur les finalités et les modalités, parce qu’on pense qu’on a les mêmes, la mixité, l’hétérogénéité, indispensables qui sont un des fondements de l’école publique et un apport pour chaque élève. On s’y retrouve au niveau de l’établissement, de l’équipe, de l’enseignant dans sa classe, et ça nous a permis de confronter les modalités sur différentes strates.
ToutEduc : Sous l’angle de l’ « interpellation », puisque vous l’avez inscrite dans le titre de votre colloque, pouvez-vous faire un focus sur un ou deux éléments forts ?
Françoise Sturbaut : le collectif qui est en tension avec le singulier, le collectif qui prime et qui néanmoins n’empêche pas la prise en compte du singulier. L’école se doit de faire vivre un collectif hétérogène, en prenant en compte le singulier.
Roseline Ndiaye : On a vu qu’il est indispensable de tenir compte des difficultés de chacun pour ressouder ce collectif et apporter des solutions à tous les membres du collectif.
Bastien Sueur : il me semble que nous avons réussi la massification scolaire mais pas la démocratisation. Nous avons encore une institution qui ségrègue, qui discrimine beaucoup, y compris à l’intérieur des établissements scolaires. Encore une fois, l’un des enjeux politique et pédagogique – pour bien articuler les deux – c’est cette lutte contre les inégalités.
ToutEduc : Si vous aviez l’occasion d’interpeller certains candidats ?
Françoise Sturbaut : Permettre aux enseignants d’avoir des ambitions élevées et de leur en donner les moyens.
Roseline Ndiaye: Former les professeurs pour diffuser des idées différentes et arrêter de reprendre des conceptions de l’école d’il y a 20 ans ou 30 ans; elles ne s’adaptent pas à l’élève d’aujourd’hui. La formation c’est le levier du changement de l’école.
Bastien Sueur : Sortir d’une logique de contrôle pour entrer dans une logique de confiance. Faire confiance aux enseignants, faire confiance à leur capacité de créer, imaginer, innover, prendre des initiatives, des responsabilités, mais dans le cadre d’une formation initiale et continue qui soit véritablement repensée. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine, la formation est un des nerfs de la guerre aujourd’hui pour renouveler notre système.
Françoise Sturbaut : J’aime bien l’invitation au « territoire d’utopie » que nous a lancée Philippe Meirieu (voir ci-dessous), surtout pour le monde de l’éducation.
Bastien Sueur : mobiliser notre énergie, moins pour faire fonctionner un système que pour « réinvestir l’utopie ».
Voici par ailleurs l’essentiel de la conférence donnée par Philippe Meirieu qui a proposé aux participants « sept invitations », parce qu’ « une invitation on peut la refuser ». Ces 7 invitations tenaient lieu de « conclusion provisoire » du colloque, mais aussi de réponse aux pamphlets récents contre les pédagogues, parce que les pédagogues ne font jamais de pamphlets, seulement des essais (Rousseau) alors qu’ils sont la cible de pamphlétaires, comme Rousseau face à Voltaire….
1/ « L’invitation à une lucidité optimiste ». Certes, il y a des difficultés mais elles ne sont que le revers de nos ambitions. Ambitions du tous capables, du tous citoyens pour une démocratie renouvelée, l’ambition pour une utopie fondatrice de quelque chose qui n’existe pas encore. Il faut donc éloigner la tentation d’en rabattre sur nos ambitions, notamment celle de transformer les objectifs en préalables, par exemple vouloir que les élèves arrivent à l’école déjà motivés.
2/ « L’invitation à éviter l’externalisation systématique de l’aide à l’élève ». Un chercheur a compté jusqu’à 17 dispositifs extérieurs au travail de la classe dans plusieurs collèges REP de l’académie de Lyon. L’externalisation peut prendre des formes préoccupantes lorsqu’elle est systématique: la classe devient un lieu de détection des difficultés qui seront traitées ailleurs, avec délégation systématique à un spécialiste, sans cohérence pédagogique. L’école fonctionne alors comme une centrifugeuse, qui crée en son sein une dépression et externalise tout ce qu’elle ne peut digérer. Il faut distinguer l’effet thérapeutique et la démarche thérapeutique : il vaut parfois mieux un bon entraîneur de foot qu’un mauvais thérapeute !
3/ « L’invitation à une cohérence subversive ». L’institution préfère les experts qui dissertent sur les finalités sans prendre en compte les modalités. Bon nombre d’entre eux, s’ils se retrouvaient devant une classe, seraient déstabilisés dès qu’un élève demanderait à aller aux toilettes. Il faut parcourir inlassablement et dans les deux sens la chaîne qui va des finalités aux modalités. Nous avons un système « qui est jacobin sur les modalités et girondin sur les finalités », il faut inverser le système et articuler des orientations nationales fortes et laisser au local le choix des modalités. A ce sujet, Philippe Meirieu revient sur l’opposition traditionnelle entre pédagogues et anti-pédagogues. On oublie, dit-il, qu’un « troisième larron » a depuis émergé, il fait référence à « la mode de la pédagogie Montessori-Alvarez », qu’il qualifie de « familialiste ». En effet, il y voit un repli sur des valeurs familiales, et constate d’ailleurs que les « anti-pédago » évitent de s’en prendre à ces « hyper-pédagos ». Il faut au contraire, pense-t-il, aller jusqu’au bout dans le combat pour une Éducation nouvelle… au sein de l’école publique, où on apprend ensemble, dans un lieu qui doit faire rupture avec l’univers familial, et qui a pour une fonction d’émancipation : Il ne s’agit pas d’enfermer l’élève « là d’où il vient », mais de l’accompagner « vers là où il va ».
4/ « L’invitation à dépasser les lieux communs et les effets de mode. » Le pédagogue invite à questionner des concepts que tout le monde utilise sans en préciser le sens : Qu’est-ce qu’un collectif ? une méthode active ? la reconnaissance des personnes ? le respect de l’enfant ? Il faut aussi s’interroger sur des phénomènes à la mode comme l’enseignement explicite ou la pédagogie Montessori qu’il « connaît bien » mais pour laquelle il a des mots très durs, pensant surtout à l’usage qui en est fait, quand l’individualisation devient un obstacle à l’intégration dans un collectif.
5/ « L’invitation à la provocation. » Les mouvements pédagogiques doivent garder une dimension provocatrice et interpeller une institution qui se prend au sérieux, multiplie les grands discours généraux et généreux, très loin des réalités de la classe. C’est « la décision de l’élève d’apprendre et de persévérer qui est au coeur de tout ».
6/ « L’invitation à penser en termes d’écosystèmes. » Notre environnement scolaire envoie des messages. Une armoire où le matériel est en désordre donne aux élèves une certaine image de l’attention qui est portée au savoir. Pour Freinet déjà, il fallait prendre en compte « le matérialisme scolaire », c’est-à-dire le message que l’élève reçoit lorsqu’il entre dans la classe.
7/ « L’invitation au double jeu. » « Il n’est pas impossible qu’il n’y ait pas d’avènement du pédagogique dans le politique », et l’orateur pense manifestement au résultat de l’élection présidentielle. Aux enseignants alors de « faire comme si… ».
Philippe Meirieu interroge aussi la thématique de la laïcité. Il reprend la formule de Régis Debray, « la laïcité est un cadre mais il n’y a pas le tableau » et il interpelle : « Quel tableau proposons-nous ? Quelle espérance en dehors de la consommation compulsive ? Une laïcité qui se confondrait avec l’extermination de toute forme d’idéal serait condamnée à la mort. Il faut surtout reprendre le territoire de l’utopie ! »
Claude Baudoin