Philippe Goémé est à la fois professeur au Pôle Innovant Lycéen de l’Académie de Paris et détaché auprès de l’Observatoire Universitaire International de l’Education et de la Prévention. Par ailleurs, il est impliqué dans la Fédération des Établissement Scolaires Publics Innovants et coauteur de Décrochage scolaire, des pistes pédagogiques pour agir.
Comment réagissez-vous si je prétends que le travail en équipe est étranger à l’organisation historique du système éducatif français, et par contrecoup à la culture professionnelle des enseignants… ?
L’évocation de la notion d’équipe au sein de l’éducation nationale me fait toujours penser à De Gaulle parlant de l’Europe au milieu des années 60 « il ne suffit pas de sauter comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe… ». L’équipe est systématiquement présentée comme une condition préalable à la réussite de tout projet. Et finalement, il est toujours constaté qu’elle n’existe pas vraiment, ou, en tous cas, jamais de façon satisfaisante. L’équipe ne peut se décréter de façon hiérarchique et descendante, dire : « formez une équipe » est presque aussi paradoxal que de dire : « soyez naturel ». Il faut donc, si l’on veut que des équipes se construisent vraiment, se poser la question des conditions de leur constitution et de leur fonctionnement.
Dans le système scolaire les relations entre pairs posent-elles un problème ? Jean-Pol Rocquet souligne l’existence constante de conflits entre enseignants.
Le métier d’enseignant est solitaire : l’espace central du travail, la classe, est clos sur tous les plans. La préservation de cette dimension est d’ailleurs revendiquée au nom de la liberté pédagogique. Les conflits ne portent donc pas sur ce qui se passe dans la classe, mais sur ce qui doit être partagé et implique au minimum une attitude commune et une forme de collaboration. A la source du conflit, il y a, je crois, l’absence d’une définition commune de la professionnalité enseignante. Une fois que chacun a donné ses cours, il reste de nombreuses choses à partager. L’intervention dans d’autres champs que disciplinaires présupposent des choix pédagogiques qui révèlent de vraies divergences sur la façon dont chacun perçoit sa fonction. Et les outils, comme le projet d’établissement, qui aurait pour fonction de créer un consensus éducatif, sont souvent vécus comme très artificiels et ne sont pas investis comme outil de régulation.
Alors que les publications spécialisées regorgent d’études sur les conflits entre élèves, entre parents et enseignants, entre élèves et enseignants… selon vous pourquoi ne trouve-t-on presqu’aucun travaux sur les conflits entre professeurs ?
Certains historiens ou sociologues des sciences soutiennent l’idée que la contraception est avant tout féminine parce qu’on ne s’est pas, pendant très longtemps, posé la question de celle des hommes. Ce que je veux dire, c’est que révéler les conflits entre enseignants peut renvoyer, pour des chercheurs, à une forme de trahison d’un monde somme toute très proche. Il ne s’agit pas là de malhonnêteté mais nous savons que la science ne fonctionne pas « ceteris paribus ».
De plus, si il y a une chose que les enseignants maitrisent très bien, c’est la parole, en particulier lorsqu’elle est tournée vers l’extérieur. Quelles que soient les dissensions, il existe un consensus pour mettre en avant les grandes valeurs universelles qui ne font pas débat. Si les tensions peuvent être grandes, elles n’apparaîtront pas au grand jour car elles seront intégrées à un discours global assez consensuel.
Dans un établissement scolaire quels pourraient être les modes de régulation du groupe des personnels (enseignants, non enseignants, direction…) ?
Il est difficile d’imaginer qu’autant de personnes de statuts différents puissent travailler ensemble sans des formes de régulation faisant intervenir un regard et une écoute extérieure, au moins en cas de tensions. Cette médiation peut s’incarner dans un « ami critique » ou un « tiers bienveillant », mais il est dommage de devoir attendre une crise pour qu’elle soit envisagée. Cependant, il me semble indispensable, que cette médiation se fasse hors rapports hiérarchiques. Un pair reconnu ou un universitaire peut remplir ce rôle. Une autre condition est que cet accompagnement puisse, si nécessaire, s’inscrire dans la durée. Les causes réelles et profondes des tensions sont rarement aussi évidentes qu’il y parait. Il faut donc que s’installe une culture du dialogue, et cela peut prendre du temps.
— Propos recueillis par Gilbert Longhi